Les croquettes de cracote

Non, je ne me trompe pas, c’est bien Cracote avec un seul T, car elle est craquante et Vanescote, avec un T ! Petite chatte adoptée à l’âge de six semaines et âgée de maintenant onze ans et demi. Personnalité intelligente, innocente en tout, sachant exactement ce qu’elle veut et son contraire, chasseresse incomparable…en été évidemment : faut pas se geler les pattes quand même, fan de la sieste avec sa mémère (on attend au côté du relax à l’heure du rendez-vous), Cracote fait danser la famille au son du violon de ses miaous qu’elle module sur tous les tons et dans toutes les intensités ! Ne mangez jamais du jambon en sa présence, elle vous rappellera à l’ordre d’un coup de patte sec et impérieux : service des taxes, on passe à la caisse ! On en arrive donc au rayon de la gastronomie féline. Depuis sa jeunesse, Cracote se délecte de croquettes de régime pour chats stérilisés (neutered, comme ils disent sur le paquet, comme si elle était neutre ! C’est mal la connaître, elle est tout sauf neutre). Elle déguste, je vais plutôt user de l’imparfait : elle dégustait les mêmes petites boules dures d’une couleur innommable avec appétit…

Oui, l’imparfait… Car Marie, la vétérinaire pourvoyeuse de la nourriture ad hoc a commis l’irréparable erreur de se tromper de sac, sans que nous ne nous en rendions compte immédiatement… Et voilà le diable qui rentre dans la cuisine : croquettes pour chats pas « neutered » ! Tout ascète, affamé par des années de diète, se serait jeté avec autant d’avidité sur un mets aussi réjouissant ! Cracote s’est donc régalée, en a redemandé, on peut même dire qu’elle se goinfrait sans honte et sans souci de sa ligne de star pour commencer à suivre celle de sa patronne assez loin des top modèles ! Saisie d’un soupçon un peu tardif, Yvette se penche sur la question et constate l’erreur vétérinaire. Mama mia ! Que faire ? Vite aller échanger le paquet de secours et revenir au régime de la vierge éternelle.

Voilà ce que les humains décident, sans compter sur le syndicat des chats. Cracote a mis son gilet jaune, vite fait, et a fait savoir à la délégation patronale qu’elle ne voulait pas changer de statut culinaire. Je vous passe les négociations, les mélanges subtils : croquettes de régime et les autres. Je ne vous parle pas du tri savant opéré par la minette, privilégiant les croquettes molles et écartant les plus dures, je ne vous ferai pas entendre les miaulements rageurs, affamés, enjôleurs, désespérés, selon les heures, les circonstances, les grouillements d’estomac.

Une tragédie cornélienne dans toute sa splendeur.

Ouais, on va relativiser quand même. Un : quand elle a vraiment faim, elle cède, de mauvais cœur et avec indignation, mais elle cède. C’est qui le chef ici ? Ben oui, c’est qui ? Parfois je me le demande d’ailleurs, pour parler honnêtement.

Deux : il est un peu inconvenant de parler des caprices culinaires d’une chatte gâtée, par rapport au scandale d’un enfant yéménite mourant de faim. Il faut garder de la mesure et remettre les choses à leur juste place.

Mais on peut aussi rire, sans oublier de tirer la leçon du récit : qu’il est difficile quand on a connu une certaine situation : la pauvreté, la frugalité, la simplicité, le peu de moyens, les déplacements à pied, en tram, en vélo, les courses en vrac, les petites économies, les vêtements qui passent d’un enfant à l’autre, le bain dans une bassine dans la cuisine au coin du poêle… Oui, qu’il est difficile d’y revenir quand on a goûté tout autre chose, au fil des ans : amélioration des salaires, élévation du niveau de vie, consommation à tout crin, vacances all in, tentations high tech, communications omniprésentes, avions pris dans tous les sens et pour une journée…Qu’il est difficile, quand on a toujours eu une bonne santé, de vivre la maladie ou le handicap. Qu’il est  difficile d’avancer en âge et d’accepter les nombreuses limites qui viennent doucement, insidieusement.

On peut multiplier les exemples à l’infini.

Qu’il nous soit donné de faire la part des choses, de revenir en arrière quand c’est nécessaire, par écœurement de surconsommation, par choix écologique, par souci d’équité sociale, par désir de partage, par recherche de simplicité…

A réfléchir… avec Cracote ! Sans modération !