Comme du bon pain

Une sainte Cène.
Un centimètre carré de pain gris, qu’on pêche soi-même dans une corbeille, un goût de levure. Un des ces pains industriels qui ne tiennent pas au corps et dont toutes les communautés, religieuses, scolaires, hospitalières font les beaux jours. Le pain des jours d’abstinence, de congé du boulanger, pain accordéon qui s’aplatit traîtreusement si vous ne le traitez pas avec de grands égards et si vous ne lui réservez pas une place de choix dans votre cabas. Le pain qui, sournoisement, développe des petites taches de moisissure, à partir du fond du sac, évidemment, pour que vous ne le constatiez que trop tard : festin des poules ! Que faire d’un pain pareil ? Des toasts ? Des zakouskis où il ne jouera que le rôle de faire-
valoir ? Croûtons dans la soupe ?

Mmmm, les pique-niques outre Quiévrain : les baguettes incomparables, craquantes, odorantes. Impossible de résister, une fois la porte de la boulangerie franchie. Combien de ces baguettes ont-elles tenu le coup sans perdre la tête jusqu’à l’heure réelle du repas ? Sans beurre, juste la croûte croustillante et la chair moelleuse. Et, dans l’oreille, l’accent chantant de la boulangère, le dépaysement d’une rue inconnue. Du pur bonheur, en attendant le coin du bois, propice aux festins bucoliques et simples.

C’est ce pain-là que je veux ! Avec fidélité, vous commandez votre pain chaque semaine, un bien cuit s’il vous plaît. Votre boulanger sait que vous l’aimez, ce gros rond qui vous attend sur les claies, entre le Viennois et l’Ardennais, juste au-dessus des craquelins frivoles.
Ce froment sympathique, nourrissant, fiable, vous pouvez compter sur lui, il ne vous fera pas de coups tordus, il vous attendra patiemment, et, dans les pires des cas, vous reprochera vos oublis avec un peu de sécheresse. Ce n’est pas dans son caractère de contaminer les autres en pourrissant. Il vous rassasiera en peu de tartines, soucieux de vivre le plus longtemps possible, au contraire des pains blancs, dilapidant leurs tranches de vie sans vous remplir réellement l’estomac…

A bien des égards, l’humanité ressemble à un étal de boulangerie : il y a les mous, qu’il faut traiter avec délicatesse, qui s’aplatissent au moindre choc, les pessimistes, les traîtres, les pourris qui contaminent leur entourage, qui appellent vrai le faux, qui dénient toute justice, les malhonnêtes qui trichent, qui jouent avec la santé, la sécurité des autres.
Il y a aussi les séducteurs auxquels on ne peut résister ! Tant mieux s’ils sont honnêtes et sincères, mais malheur à vous s’ils ont des projets cachés et s’ils veulent se servir de vous pour les réaliser.
N’oublions pas les frivoles qui font tourner la tête, font oublier le sens du devoir, prônent le plaisir comme loi absolue et sacrifient la morale sur l’autel du contentement personnel.

Pas de pessimisme : reste celui qui est bon comme le pain, le fidèle sur lequel on peut toujours compter, à qui on peut faire appel sans risque d’être déçu, qui aide avec discrétion, attend avec patience, pardonne sans retenue, rit avec tendresse, ne se moque pas, partage les bonheurs et les malheurs, ose parler vrai, avec délicatesse et sans blesser…
Des gens comme ça, il y en a, beaucoup je pense. Il faut parfois un peu chercher, mais on finit toujours par trouver.

Nous avons parlé des autres… Et nous ? De quel pain mangeons-nous ? Du pain de la colère, de l’orgueil, ou bien sommes-nous bons comme le pain, tendres et solides à la fois, nourris du Pain de Vie et nourrissants à notre tour ?

Yvette VANESCOTE