Selfie

Connaissez-vous la légende de Narcisse, telle qu’elle est narrée par Ovide, poète latin ?

Je ne résiste pas au plaisir de vous la livrer, telle que je l’ai trouvée dans Wikipédia, je ne ferais pas mieux ! Vous êtes bien blottis dans vos fauteuils ?

Fermez les yeux, voici une belle histoire :

À la naissance de Narcisse, le devin Tirésias, à qui l’on demande si l’enfant atteindrait un âge avancé, répond :
« Il l’atteindra s’il ne se connaît pas. »

Il se révèle être, en grandissant, d’une beauté exceptionnelle, mais d’un caractère très fier : il repousse de nombreux prétendants et prétendantes amoureux de lui, dont la nymphe Écho.

Une de ses victimes éconduites en appelle au ciel. Elle est entendue par la déesse de Rhamnusie — autre nom de Némésis — qui l’exauce. Un jour, alors qu’il s’abreuve à une source après une rude journée de chasse, Narcisse voit son reflet dans l’eau et en tombe amoureux. Il reste alors de longs jours à se contempler et à désespérer de ne jamais pouvoir rattraper sa propre image.

Tandis qu’il dépérit, Écho, bien qu’elle n’ait pas pardonné à Narcisse, souffre avec lui ; elle répète, en écho à sa voix : « Hélas ! Hélas ! » Narcisse finit par mourir de cette passion qu’il ne peut assouvir. Même après sa mort, il cherche à distinguer ses traits dans les eaux du Styx. Il est pleuré par ses sœurs les naïades.

À l’endroit où l’on retire son corps, on découvre des fleurs blanches : ce sont les fleurs qui aujourd’hui portent le nom de narcisses.

Ouvrez les yeux, nous allons atterrir !

Cher Ovide, tu en as de la chance ! Tous les Narcisses de ton temps devaient au moins trouver une fontaine pour s’y mirer et tomber follement amoureux de soi-même ! Ce n’était pas si évident que ça, dans un pays de soleil, et cela t’évitait de t’énerver à voir la bêtise humaine se refléter de multiples fois… A moins qu’il ne faille voir dans ton récit, repris de mythes beaucoup plus anciens, une morale pour notre temps.

Je vais te dire, Ovide, à notre époque, des Narcisses, il en pousse des millions, scotchés à une sorte de miroir rectangulaire connecté. Je sais, tu ne peux pas comprendre, la distance est immense entre ton époque et la nôtre, mais le fait demeure : les humains aiment s’admirer, se prendre en photo dans les plus beaux endroits du monde. Je vais même te confesser qu’ils ne les admirent guère et les respectent peu, ces beautés naturelles, ces endroits pittoresques, ces antiquités, ces monuments spectaculaires : ils sont trop occupés à se mettre en scène, dans les poses les plus farfelues et les plus idiotes, en cachant tout ou partie du décor !

Tu les as vus, Ovide, piétiner les champs de lavande et de tournesols, juste pour une photo ou deux à poster sur instagram ? On appelle ça des selfies, Ovide, le narcisse à la puissance grand N. On ne pense pas à la peine du cultivateur, on se met juste en scène…

Déplorable, Ovide, déplorable.

Approche, Ovide, tends l’oreille, je vais te dire un secret. Tu ne le répèteras à personne, dis ?

Je trouve que cette mode sévit aussi dans notre manière de lire, Bible comprise. Tu me diras que c’est dans la nature humaine de se projeter dans le texte et qu’il en a toujours été ainsi. Oui mais quand il y a moyen de corriger tant soit peu le tir…

Évidemment, cela demande du boulot : replacer le texte dans le contexte, lire des commentaires, abandonner ses préjugés, ne pas avoir peur d’être dépaysé par ce que le texte veut réellement nous dire, au lieu de nous raccrocher désespérément à ce que nous avons envie d’y voir.

On aurait bien envie de dire : hé Julot, tire-toi de devant ce texte qu’on le découvre enfin dans sa richesse et sa splendeur. Passe du mode selfie au mode écoute, au mode exploration.

Alors, tu découvriras des trésors qui dépassent bien tout ce que tu peux dire de toi-même, Ovide, qu’en penses-tu ?

Mais pour cela, il faut de l’humilité.
De l’humilité.

Yvette Vanescote